« A première vue, la musique paraît ne servir à rien. On devrait pouvoir s’en passer, comme on peut se passer de faire du sport, et continuer à vivre confortablement.». Il suffit de voir la souffrance de ceux qui ne peuvent plus écouter de la musique du fait de la perte de l’ouïe pour affirmer que la musique est en réalité un élément fondamental de notre vie, dans la mesure où il s’agit de la dimension plaisir de l’audition.

Un nouvel axe de rééducation orthophonique

Une étude publiée par le BUCODES[2] en 2012 montre que 1/3 des 290 personnes interrogées écoutent de la musique tous les jours ou plusieurs fois par semaine, malgré leur déficience auditive. L’orthophoniste qui prend en charge des adultes devenus sourds ou malentendants, qu’ils soient porteurs d’implants cochléaires ou d’aides auditives conventionnelles, inclut donc logiquement l’écoute de la musique à la rééducation auditive.

Du fait de l’élargissement des indications d’implant cochléaire et de l’amélioration de leur technologie, il n’est désormais plus rare de travailler en rééducation des situations d’écoute « difficiles », telles que l’écoute en milieu bruyant, l’écoute de voix enregistrées, l’écoute au téléphone ou la perception de la musique. Or, écouter de la musique ou écouter de la parole suppose des stratégies de traitement du signal auditif très différentes. Logiquement, les constructeurs de prothèses auditives ou d’implant cochléaire mettent l’accent d’abord sur la compréhension de la parole. La perception de la musique est donc un défi à relever, qui va particulièrement intéresser l’orthophoniste. En effet, l’objectif de sa rééducation est de réveiller les zones cérébrales impliquées dans la perception du son et qui se sont « endormies » avec la survenue de la surdité, ainsi que de renforcer les connexions entre ces zones. Or la musique permet de solliciter une multitude d’aires cérébrales.

La musique active de nombreuses aires du cerveau

Suivant tout un parcours dans le système auditif, la musique pénètre dans le cortex auditif, d’où elle résonne dans quasiment tout le cerveau. Inutile en effet de vouloir y trouver un centre bien localisé chargé d’interpréter la musique. Les deux hémisphères sont mis à contribution, même s’ils jouent des rôles différents : le gauche prend en charge le rythme, le droit s’occupant de la mélodie et de l’harmonie. Les différents cortex auditifs interprètent aussi chacun leur partition : le cortex primaire identifie les éléments fondamentaux de la musique comme la hauteur du son ou le volume ; le secondaire se consacre à l’harmonie, à la mélodie et au rythme ; puis le tertiaire intègre toutes ces informations pour fournir une perception globale du morceau. S’il y a une voix dans le morceau de musique, le Sillon Temporal Supérieur de l’hémisphère droit est activé, car c’est une partie du cortex qui réagit spécifiquement à la voix humaine. S’il y a de la parole, les aires du langage dans l’hémisphère gauche sont mises en jeu. Il faut y ajouter des aires motrices qui interviennent notamment lorsque l’on joue d’un instrument ou que l’on chante. Si la musique est connue, le lobe temporal chargé de la mémoire auditive s’active. Les deux hippocampes s’activent également lorsqu’on entend un air familier car elles sont chargées de l’analyse fine de l’harmonie. Les deux amygdales, responsables de la mémoire émotionnelle, peuvent aussi s’activer, tout comme le cortex orbitofrontal. Enfin, les circuits rythmiques du cervelet interviennent lorsque l’on bat la mesure, avec le pied ou dans sa tête.

Il y a musique et musique

Mais, de quoi parle-t-on lorsque l’on parle de musique ? De quel style de musique (symphonique, de chambre, jazz, rock, pop, techno, country…) ? De quel paramètre de la musique (rythme, mélodie, paroles…) ? De quelles conditions d’écoute (concert, chaine hifi, lecteur MP3 dans le métro….) ? Quel est le but de l’écoute (distinguer deux notes pour pouvoir les reproduire, danser, faire passer le temps en voiture…) ? Il est important de définir ces critères, afin d’avoir des objectifs réalistes dans la rééducation musicale.

De bonnes conditions d’écoute

Pour que l’audition de la musique avec un implant ou une prothèse auditive se passe bien, il convient de se placer dans les bonnes conditions d’écoute : matériel de bonne qualité, conditions calmes d’écoute et surtout objectifs d’écoute raisonnables. Certains accessoires peuvent améliorer la qualité d’écoute : casque, câbles permettant une connexion directe avec la source sonore, boucle magnétique, récepteurs FM.

Deux axes de rééducation musicale

Deux grands axes vont présider à ce type de rééducation orthophonique :

Le premier consiste à écouter des morceaux de musique ou des chansons connues avant la survenue de la surdité. Il s’agit alors de faire correspondre ce qui est entendu avec ce qui est en mémoire auditive. La mémoire compensera les « blancs » qui peuvent subsister dans l’écoute.

Le second axe vise la création de nouvelles références musicales. C’est d’ailleurs ce que font les personnes malentendantes de naissance qui n’ont pas pu se constituer de répertoire musical. Toute une progression peut alors être suivie[3] :

-          Percevoir le rythme, qui est une composante toujours bien codée par un implant ou par une prothèse auditive. Par ailleurs, le rythme est important dans la compréhension de la parole afin d’identifier le nombre de syllabes d’un mot ou le nombre de mots d’une phrase.

-          Ressentir l’ambiance créée par la musique, sa tonalité émotionnelle. Il s’agit là encore d’une composante basique de la musique. Même un cerveau accidenté qui ne parvient plus à reconnaître un air, continue à en percevoir la tonalité émotionnelle. Céline, alors qu’il écoutait l’Adagio d’Albinoni après son accident cérébral, a eu dit-on cette réaction: «Je ne connais pas cette musique, mais elle est tellement triste qu’elle me fait penser à l’Adagio d’Albinoni.» Les émotions provoquées par l’écoute de la musique ont un aspect universel. Ainsi, les professeurs de psychologie de l’Université de Genève, Scherer et Zentner ont demandé à des centaines de mélomanes de décrire les émotions qu’ils ressentaient lorsqu’ils écoutaient leur répertoire favori. Ils ont répertorié neuf émotions : l’émerveillement, la puissance, la nostalgie, la transcendance, le calme, la joie, la tendresse, la tristesse et l’agitation. Poursuivant dans ce registre, Trost, de la même équipe, a fait écouter à quinze non-musiciens de courts extraits classiques et elle les a questionnés sur ce qu’ils avaient éprouvé. En observant aussi leurs cerveaux avec l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IMRf), elle a confirmé que, selon leur nature, et plus encore, selon leur intensité et le niveau d’excitation qu’elles provoquaient, les émotions n’animaient pas les mêmes zones cérébrales. Les différences peuvent même être assez fines puisque, selon qu’il venait de l’écoute d’une musique entraînante ou tendre, le plaisir activait des aires différentes. Par ailleurs, Fritz[4] a montré le côté universel de ces émotions avec les Mafas, ethnie du Cameroun, qui reconnaissent les émotions de musiques occidentales (triste, gaie, inquiétante).

-          Reconnaître un instrument ou une famille d’instruments. La perception de la musique repose sur deux procédés : la fusion qui permet de percevoir une seule musique issue de plusieurs instruments et la fission qui permet d’isoler les différents composants d’une seule musique. C’est l’intérêt de se rendre au concert où la vue permet d’isoler le son produit par l’un ou l’autre instrument. Chaque instrument ayant une plage de fréquences établie, c’est à chacun de voir quel instrument est mieux perçu que l’autre.

-          Reconnaître une mélodie. C’est sans conteste le plus difficile avec un implant ou une prothèse auditive. Il ne faut pas hésiter à répéter encore et encore le morceau pour en améliorer la reconnaissance.

-          Reconnaître une voix. S’agit-il d’un homme, d’une femme, d’un enfant, de plusieurs voix ? Il faut savoir que les normo-entendants se laissent parfois piéger par des hommes à la voix aiguë et des femmes à la voix grave… Le chant est-il en français ou pas ?

-          Identifier les paroles. Cette étape est complexe dans la mesure où elle s’apparente à l’audition dans le bruit d’une part et que la voix chantée ne respecte pas la durée des voyelles et des consonnes ni la prosodie de la voix parlée, d’autre part. Par ailleurs, les paroles peuvent être « noyées » dans la musique qui domine. Il ne faut pas oublier que les normo-entendants ne comprennent bien souvent pas l’intégralité des paroles et se limitent au refrain. Il ne faut donc pas hésiter à écouter la musique en ayant les paroles sous les yeux.

Pour aller plus loin…

Certaines personnes n’hésitent pas à compléter ce travail mené avec l’orthophoniste en prenant des cours de chant, des cours de solfège ou en apprenant à jouer d’un instrument.

D’autres ressortent leurs vieux disques ou reprennent l’habitude d’écouter la radio.

L’important, c’est de se lancer !

Rééducation orthophonique et musique

Emilie Ernst

Orthophoniste, Docteur en psychologie cognitive, Paris

CISIC, FIAP, samedi 13 octobre 2012



[1]Isabelle PERETZ, co-directrice du BRAMS , Laboratory for brain, music and sound research, Université de Montréal

[2] www.surdifrance.org

[3] On pourra se reporter à l’excellent support proposé par Géraldine Geffriaud et édité par Advanced Bionics, Musical Atmospheres

[4] Fritz et al. (2009). Universal recognition of three basic emotions in music, Current Biology, 19, p 573